• Livres chroniqués
  • Coups de cœur
  • Acquisitions livresques
  • Tags et challenges
  • Autour du livre
  • 26 janv. 2020

    Vox de Christina Dalcher - Quand le silence n'est pas d'or

    Auteur : Christina Dalcher
    Editeur : NiL
    Genre : Dystopie, Science-fition
    Pages : 426 (grand format)

    Lu dans le cadre du « Hold my SFFF Challenge »


    Résumé : Jean McClellan est docteure en neurosciences. Elle a passé sa vie dans un laboratoire de recherches, loin des mouvements protestataires qui ont enflammé son pays. Mais, désormais, même si elle le voulait, impossible de s’exprimer : comme toutes les femmes, elle est condamnée à un silence forcé, limitée à un quota de cent mots par jour. En effet, le nouveau gouvernement en place, constitué d’un groupe fondamentaliste, a décidé d’abattre la figure de la femme moderne. Pourtant, quand le frère du Président fait une attaque, Jean est appelée à la rescousse. La récompense ? La possibilité de s’affranchir – et sa fille avec elle – de son quota de mots. Mais ce qu’elle va découvrir alors qu’elle recouvre la parole pourrait bien la laisser définitivement sans voix…


    Ma chronique : Une année qui commence trop joyeusement pour être honnête, faut y remédier avec une bonne lecture aux questions d’actualité brûlantes histoire d’ajouter un peu de gravité à ce mois de janvier brumeux, et c’est le Hold my SFFF Challenge qui a inspiré ma dernière lecture dramatiquement dystopique en date : Vox de Christina Dalcher. En bon suiveur de La servante écarlate de Margaret Atwood, Vox s’inscrit lui aussi dans un contexte misogyne très poussé et bien qu’il soit impossible de passer à côté du dénominateur commun aux deux romans, les deux jouent clairement pas dans la même cour. Pas le temps de vous laisser deviner lequel est un ton en dessous de l’autre, je vous embarque dans le Mouvement Pur des Etats-Unis d’Amérique - bon voyage messieurs, et gentes dames ... un dernier mot ?

    Voilà un an que le Mouvement Pur a accédé à la présidence des Etats-Unis d’Amérique. Dans l’ombre du siège présidentiel, le révérend Carl veille au respect des nouvelles normes en vigueur et opère l’essentiel des transformations de son pays - un pays conçu par les hommes, pour les hommes. Au bras de chaque femme et fillette américaine, un bracelet d’une nature bien particulière : un compte-mot. Chacune en a droit à cent par jour, pas un de plus, sous peine d’endurer mille tourments. Des brigades de moeurs sillonnent les villes à la recherche des quelques rares dissidents qui se dressent timidement face au système, le voisinage se surveille mutuellement et dénonce tout contrevenant : c’est dans ce climat tendu que vit Jean, mère de quatre enfants et ex-neurolinguiste réputée. Entre regrets, rage, dégoût et passion, Jean livre son quotidien et l’occasion qui lui est donnée de le changer pour un mieux quand le président Myers requiert ses services afin de tirer son frère Bobby de sa soudaine aphasie.

    Sortez les livres de biologie et révisez votre anatomie cérébrale : dans Vox, on cause neurosciences, neurologie, linguistique et même les trois à la fois. Trois cents pages et les troubles du langage tels que l’aphasie n’auront plus de secrets pour vous, l’aire de Wernicke non plus et on peut en remercier la Docteure Jean McClellan - une putain de tête dans son domaine ! Sauf que ce titre prestigieux de Docteure, Jean ne le porte plus. Depuis l’accession au pouvoir du Mouvement Pur, elle est madame Patrick McClellan, rien de plus. On attend d’elle non pas des papiers d’importance scientifique notable, mais un frigo bien rempli, un foyer bien tenu et un repas complet et équilibré servi tous les soirs à sept heures tapantes. L’éducation des gosses ? Pas ton affaire. La politique ? Pas tes oignons. Dans l’Amérique effrayante de Christina Dalcher, les femmes sont de retour aux fourneaux et vissées à eux, tout juste bonnes à parler chiffons entre elles … sauf qu’en fait non, oubliez les discussions tupperware : les femmes de Vox, c’est pas qu’elles peuvent pas causer politique ni donner leur avis sur la moindre question d’importance, c’est qu’elles peuvent pas parler tout court. On leur a arraché ce droit fondamental ni vu ni connu par bracelet interposé : un compte-mots réglé sur cent unités par jour - réjouissez-vous mesdames, plusieurs coloris sont disponibles ! -  aucune exception et interdiction de gruger en parlant des mains. Cent mots, soit tout juste ce qu’il faut pour commander le poulet du soir en toute politesse, dire aux enfants qu’on les aime ou les engueuler brièvement et congratuler chaleureusement les maris qui s’en reviennent après une dure journée de labeur - bah oui, avec cinquante pourcent de travailleurs en moins cantonnés à la maison, ça leur fait des grosses journées ! ~ on repassera d'ailleurs sur l'improbabilité de la chose si vous voulez bien.

    La narration du roman est de fait très bien pensée. Comme Defred dans La servante écarlate, Jean nous fait vivre le Mouvement Pur de l’intérieur. On vit l’horrible quotidien d’une existence rythmée par le compte-mot qui vibre au poignet, un petit détail de rien du tout à la fois - mais vous savez bien que c’est dans les détails que se cache parfois le pire. Une boîte aux lettres sous scellé. Des examens gynéco dont les résultats sont transmis au mari. Une fillette à qui on n’apprend même plus à compter - à quoi ça lui servirait bien ? Avec cent mots par jour pas d’autre choix que de laisser couler les réflexions misogynes journalières : quand elles viennent d’illustres inconnus qui vous jettent à la tronche à coups de statistiques frauduleuses que le monde a commencé à partir en cacahuète dès que la femme a sorti le nez de sa cuisine, faut prendre sur soi, mais ça passe ; mais quand c’est votre fils en manque de céréales qui vous envoie « c’est ton boulot M’man » en parlant du frigo vide qu’il est bien entendu de votre devoir de femme de remplir, c’est autre chose. Tout le long du roman on sent Jean tiraillée : elle a beau les savoir finalement victimes et non acteurs du Mouvement Pur, elle n’en vient pas moins à détester viscéralement son fils et son mari, et c’est suffisamment parlant que pour qu’on saisisse de suite l’ampleur du drame qui se joue dans cette nouvelle Amérique où seulement une personne sur deux peut parler librement. Le personnage de Jean est crédible dans sa haine et sa colère contenues tant bien que mal, on s'y attache vite en dépit des incohérences socio-politiques du roman qu'elle soulève.

    On hait la progéniture et le quotidien de Jean avec elle (sa petite fille Sonia exceptée, comme de bien entendu), on se révolte silencieusement de concert : le roman se lit vite mais attention, c’est pas pour autant une lecture qui laisse totalement indemne.

    Et encore « parler librement », c’est vite dit. S’il y a des hommes qui adorent se retrouver sous les projecteurs et moucher leurs épouse, mères, sœurs ou amies non pas au moyen de leur répartie fulgurante mais par épuisement du quota de mots de ces dames - victoire par forfait, quelle classe - , il y a aussi ceux qui aimeraient s’opposer à ce système misogyne, mais qui peuvent pas. Parce que chacun est fliqué jusque dans l’intimité de son foyer, parce que les caméras et les micros sont partout, parce que les brigades des mœurs et de la fornication veillent. A ce titre j’ai toutefois trouvé le roman très manichéen, avec deux types d’hommes bien distincts : il y a les connards et les gentils - et c’était le même constat avec La servante écarlate. Ça aide évidemment au bon déroulement du scénario d’avoir deux groupes d’hommes, mais les manques de nuances ça me chagrine toujours un peu. Patrick, le mari de Jean, apparaît très vite comme un homme pas vilain mais qui a baissé les bras, en mode « fais pas de vagues chérie, et contentons-nous de ce qu’on nous donne pour faire au mieux » ; alors que de son côté le fougueux et séduisant Lorenzo - évidemment, fallait qu’il soit canon sinon ça marchait pas - est prêt à tout pour offrir à Jean la chance d’en réchapper. Au final et sans rien dévoiler les choses se complexifient un peu pour les deux loustics, mais sur le tard et trop précipitamment pour que ça corrige le tir tout à fait.


    Ce qui est par contre appréciable, c’est qu’il est pas seulement question ici de la cause féministe mise en péril : les homosexuels trinquent tout autant, confinés en cellule jusqu’à adoption sur l’honneur d’une sexualité hétéro - et à plus large échelle la communauté LGBTQ+ tout entière. Les grandes gueules et femmes adultères ou un tantinet trop libertines en prennent aussi pour leur grade, et quand la brigade des mœurs passe, les vies trépassent - sauf celles des hommes, ça va de soi. Dissidents et dissidentes sont concentrés dans des camps de travaux, un compte-mot qui ne laisse pas la moindre syllabe filtrer rivé au poignet. Dans ce type de structure on trouve une foule de pauvres filles réduites au silence, et parmi elles quantité de militantes féministes montées au créneau lors de l’émergence du Mouvement Pur. Jackie, ex-coloc étudiante de Jean en fait partie, et on découvre son personnage à travers de multiples de flashbacks bien placés. La construction est fluide mais le propos finalement hyper-moralisateur et c’est notamment là que la bât a blessé pour moi. La morale de l’histoire selon Christina Dalcher est que les femmes ont récolté ce qu’elles ont semé : à trop « laisser couler » sans descendre en masse dans la rue (ou du moins pas avant qu’il ne soit trop tard), les voilà prises à leur propre jeu de femmes trop occupées à vivre dans leur petit confort quotidien. Les jeunes Jackie et Jean, initialement divisées sur la question - l’une militante, l’autre non - finissent des années plus tard par se tomber dans les bras et Jean de conclure : « je suis débile, j’aurais dû manifester avec Jackie quand j’en avais l’occasion, ça aurait évité qu’on en arrive là ». Parce que bien entendu, c’est la faute des femmes qui ont pas suffisamment manifesté si on en est arrivées là, hein. Pas celle des attardés cathos qui ont eu l’oreille des puissants au bon moment.  Mouerf, bof bof.

    Mais tout ça aurait malgré tout pu être très bon s’il n’y avait pas eu le dernier tier catastrophique du roman où ça se précipite, ça s'emmêle et ça perd en crédibilité. En vue d'épargner à sa fille une vie à compter ses mots, Jean a négocié sa liberté de parole (dans un régime aussi totalitariste, j'ai quand même du mal à croire qu'on lui ait laissé une telle marge pour pinailler, mais soit): si elle établit un sérum guérissant l'aphasie de Wernicke dont est atteint le frère du président, le tour est joué - belle ironie du sort pour une femme privée de son droit à la parole que de guérir l'incapacité d'un homme à parler, d'ailleurs. Dans Vox on finit donc ni vu ni connu par causer assez brièvement de biochimie et ça se tient pas mal pendant de nombreuses pages ... avant de s'écrouler complètement sur la fin. Exit la rigueur scientifique, bonjour la biochimie de bisounours et les raccourcis hasardeux. Alors oui, on a beau classer la dystopie en SF, les technologies de Vox sont celles de notre quotidien actuel et j'ai donc beaucoup de mal à croire qu'on puisse créer toute une gamme de sérums et anti-sérums en un mois, sans compter sur la crédibilité très limitée de l'usage qui en est finalement fait - la science c'est magique, mais faut pas pousser. Rigueur scientifique mis à part tout s'achève une pirouette après l'autre de façon très, très brouillonne à la façon d'un mauvais thriller des années quatre-vingt ; c'est à croire qu'on a changé d'autrice sur les derniers chapitres qui ne concluent finalement pas grand chose.

    Une dystopie poignante sur trois cents pages, mais pour le reste c'est la déception ; il n'empêche que Vox m'aura mis les émotions en vrac et que je n'oublierai pas cette lecture - que ce soit pour de mauvaises ou de bonnes raisons, y a-t-il franchement une différence ? Dans la même veine que La servante écarlate mais moins bien mené sur la durée, je conseille ce livre aux amateurs de dystopie que la cause de la femme emballe - jeunes et moins jeunes, ça se lit sans souci !

    Ma note : 14/20

    Date : 19 janvier 2020 - 23 janvier 2020

    5 commentaires:

    1. Depuis sa sortie française ce roman m'intrigue, j'espère le lire bientôt ! Par contre c'est un peu dommage pour le côté moralisateur, je n'apprécie pas trop non plus quand c'est trop flagrant et/ou omniprésent. Je verrais bien le moment venu :)

      RépondreSupprimer
      Réponses
      1. Tout le monde n'a pas vécu le roman de la même façon, si je me fie à ce que je lis sur le net ! Qui sait, peut-être que tu n'y verras pas la même chose que moi ? ^-^ En tout cas point positif : il est marquant malgré ses défaits, et vite lu !

        Supprimer
    2. Je l'ai acheté l'année dernière et je pensais le lire très rapidement, et puis finalement il traine toujours dans ma pal !

      RépondreSupprimer
      Réponses
      1. Comme je disais à Nephtys, l'avantage de ce roman malgré ses défauts, c'est qu'il se lit très vite et n'est pas contraignant ! Tu peux le caler sans souci entre deux lectures conséquentes, il sera pas lourd. :-)

        Supprimer
    3. J'ai trouvé que Vox était une bonne portée d'entrée pour un public qui n'avait pas lu La servante écarlate (ou n'était pas intéressé) autour de certaines thématiques. J'ai aimé les axes développés même si la fin ne m'a pas convaincue.

      RépondreSupprimer