Auteur : Alain Damasio
Editeur : Folio SF
Genre : Dystopie, science-fiction
Pages : 929 pages (format poche)
Résumé : Ils sont là, parmi nous, jamais où tu regardes, à circuler dans les angles morts de nos quotidiens. On les appelle les furtifs. Une légende ? Un fantasme ? Plutôt l’inverse : des êtres de chair et de sons, aux facultés inouïes de métamorphoses, qui nous ouvrent la possibilité précieuse, à nous autres humains, de renouer avec le vivant. En nous et hors de nous, sous toutes ses formes et de toutes nos forces. Dans nos villes privatisées et sentientes, où rien ne se perd, ils restent les seuls à ne pas laisser de traces. Nous, les citoyens-clients, la bague au doigt, couvés par nos Intelligences Amies, nous tissons la soie de nos cocons numériques en travaillant à désigner un produit de très grande consommation : être soi. Dans ce capitalisme insidieux, à la misanthropie molle – féroce pour ceux qui s’en défient -, l’aliénation n’a même plus à être imposée, elle est devenue un « self-serf service ». Et tu penses y échapper ?
Autour de la quête épique d’un être qui cherche sa fille disparue, Alain Damasio articule dans une langue incandescente émancipation politique, thriller fluide et philosophie. Après La Zone du Dehors et La Horde du Contrevent, il déploie ici un nouveau livre-univers sur nos enjeux contemporains : le contrôle, le mouvement et le lien.
Mon avis : 3, 2, 1, voici mon avis concis sur le dernier Damasio : je n'ai pas aimé (paf, voilà voilà). Paradoxalement, malgré de nombreux passages imbuvables, j'ai eu du plaisir à le parcourir et je l'ai même fini. Moi, contradictoire ? Vous l'aurez deviné, la chronique s'annonce délicate, alors je préfère préciser que je suis là pour donner mon petit avis personnel (pour ce qu'il vaut) sur la forme du roman et pas sur son fond. Le niveau de philosophie là-dedans est trop grand pour que je discute les idées (que je partage d'ailleurs dans l'ensemble, à mon propre niveau de madame-tout-le-monde). Je suis là pour expliquer pourquoi il m'a fait pester, pourquoi j'ai failli l'abandonner dix fois, pourquoi je ne l'ai finalement pas fait et pourquoi ce genre d'écrit peut provoquer chez un lectorat l'exact opposé de son but initial : rendre hermétique le public à la cause de Damasio plutôt que de lui donner envie de la rejoindre. Et comme je reproche en premier lieu à l'auteur l'art d'écrire beaucoup pour ne pas dire grand chose, je vais essayer faire au plus court.
Ce serait quand même con que l'hôpital se foute de la charité.
Laissez-moi faire les présentations. Alain Damasio est un touche-à-tout inclassable, mais globalement on peut lui coller les étiquettes de penseur, philosophe et écrivain francophone. Il écrit peu, mais les rares roman qui sortent font souvent du bruit. J'ai lu de lui La Zone du Dehors, une dystopie futuriste engagée que j'ai absolument adorée, et La Horde du Contrevent qui assume une science-fiction musicale et atypique. Les Furtifs se situe au croisement de ses deux prédécesseurs : c'est une dystopie chantante profondément engagée (si si, ça veut dire quelque chose, on y reviendra) qui dépeint un futur techno-crasseux pour le citoyen devenu l'ultime marchandise à négocier au plus offrant. Les villes sont privatisées et le citoyen hyper-connecté pressé, stimulé pour générer du data que le Système digère ensuite pour lui resservir bien chaud, pour son plus grand ravissement. En bref Alain Damasio dépeint une servitude confortable et consentie basée sur l'ultra-surveillance et où l'invisibilité dérange. Or il existe des créatures de légende, les furtifs, aux incroyables facultés de dissimulation. Le fantasme de l'invisible pour les résistants à Big Data, le cauchemar de l'invisible pour ses sympathisants. Lorca, le protagoniste principal, traque les furtifs qu'il soupçonne d'avoir enlevé sa fille Tishka.
On comprend tout de suite que le livre a deux niveaux de lecture : d'un côté le père qui cherche sa fille disparue en milieu furtif, et de l'autre la Grande Leçon anti-Système. Et quelle ironie, en fait, que les moments les plus touchants et les plus réussis du roman soient des moments simples d'une vie de famille en reconstruction.
Le premier niveau de lecture est ce qui m'a fait tenir bon dans la tempête désastreuse de la Grande Leçon morale du roman. Lorca est un personnage solaire qui dégage bonté et sympathie dès le début. Sa quête pour retrouver sa fille m'a touchée dans mon cœur de maman et Alain Damasio a trouvé les mots justes pour faire de la paternité le fer de lance du roman. La maternité est présente en second plan en la personne de Sahar, qui à l'inverse de son ex-compagnon a fait le deuil de sa fillette. Elle est distante, cartésienne et professorale (c'est par ailleurs son métier) et je ne l'ai pas particulièrement appréciée. Derrière ce couple anti-Système dont on suit la reconstruction laborieuse à mesure qu'il progresse sur la piste de Tishka, s'agglutine une troupe hétéroclite de marginaux. La plupart est sympathique (dont deux au moins aussi attachants que Lorca), mais d'autres hélas sont de vrais calvaires de lecture.
Les romans de Damasio demandent de l'attention - on n'en lit pas "juste" cinq pages en cuisant un gigot. Tout comme dans La Horde du Contrevent, Damasio attribue un symbole à chaque protagoniste majeur. Un récap est mis à disposition en début de livre, bien qu'on les retienne assez rapidement puisqu'il y en a six à tout péter. Ces marqueurs fluidifient les changements de narration et dynamisent le récit. On vit parfois une même scène simultanément à travers plusieurs regards, le roman est une sorte de collectivité à laquelle chacun participe à un degré différent (premier degré Lorca, évidemment). Dans tous ce fatras de protagonistes chacun s'exprime à sa façon très reconnaissable, mais l'idée a été poussée trop loin : si certains s'expriment de façon reader-friendly, d'autres le font par phrases argotées, néologismes et anglicismes djeuns-wesh démodés ou termes techniques incompréhensibles. Si déjà les personnages concernés ne vendaient pas du rêve (on est souvent à la limite de la caricature voire du recyclage de persos des romans précédents), leur illisibilité n'a pas arrangé leur cas. Ces passages indigestes là, qui ont sans doute demandé beaucoup de temps à la rédaction, je les ai sautés par dizaines sans que ça ne me handicape pour la suite.
Alors pourquoi cette manie de jouer avec les mots et de s'écouter parler au détriment d'une lecture sereine, si finalement ça n'apporte rien ?
Je pense que la réponse vient de l'amour de l'auteur pour sa langue et ses idées. Ses romans sont des exutoires où il s'écoute disserter et Les Furtifs ne fait pas exception. C'est flagrant dans le design écrit de ses personnages, dans leur narration propre, dans la forme du texte volontairement alambiquée et aussi dans les leçons anti-Système lourdes d'une dizaine de pages qui s'enchaînent à la pelle. J'ai le sentiment que plutôt que de penser au lecteur au bout de son clavier, Damasio a surtout pensé à se caresser lui et ses idées dans le sens du poil. J'incarne sans doute tout ce qu'il débecte en raisonnant ainsi, mais quand on dort Système, qu'on vit Système et qu'on travaille Système malgré soi, on n'a pas forcément l'énergie en fin de journée pour se lancer dans un plaidoyer qui va nous en rabâcher les oreilles encore une fois. J'ai fini par développer une réaction épidermique à l'approche de ses sermons, dont pourtant je partage les idées. Le résultat, c'est un livre dont la lourdeur du message n'est contrebalancée que de justesse par la fibre paternelle de Lorca et le mystère des furtifs.
Il y a toutefois des passages bien dosés, au texte rythmé et chantant. L'importance du rythme, des vibrations et des schémas musicaux chez les furtifs (qui sont de vrais trésors d'inventivité) donne du sens à ces passages dont on pourrait croire qu'il s'agit de slam. Dans un roman futuriste à la technologie malveillante, la bulle musicale furtive fait beaucoup de bien. Ces passages aérés où on creuse leur mystère et leur biologie sont passionnants, même si à l'instar de la trame morale il y a beaucoup trop de répétitions. C'est qu'il en faut, de l'air, pour oxygéner ce récit ! D'abord à cause des leçons de morale, et ensuite à cause de son côté hyper manichéen. Tout ce qui fait partie du Système est à chier, tout ce qui est marginal est encensé. Evidemment Damasio ne va pas prêcher pour une autre église que la sienne, mais de là à diaboliser à ce point la partie adverse, c'est un peu fort. Toute technologie devient ainsi mauvaise, tout est à jeter et rien n'est à sauver.
Mais moi ce que je ne sauverais pas, en l'occurence, c'est la vision rétro-gadget de la SF de Damasio. Son roman a l'air de sortir des années 90, la technologie fait cheap et on voit que son univers ne lui a servi qu'à nourrir son propos : il manque de travail et de profondeur. Je ne me le représente pas en dehors de ses villes. Il me semble avoir lu quelque part qu'Alain Damasio n'est pas un lecteur de SF, et si c'est vrai cela se voit : il n'a pas l'air d'être au courant qu'un message passe souvent mieux et rassemble plus d'adeptes en finesse qu'en force, quand il est phagocyté dans une intrigue qui n'a pas à souffrir de grands discours moralisateurs ~ c'est ce que fait la SF, man ! C'est vraiment dommage parce que ce genre de raisonnement (ce genre d'écrit) donne l'impression encore une fois que la SF(FF) vaut moins que les autres littératures. A cet égard Damasio aura au moins eu le mérite de faire lire un roman résolument classé SF à une élite philosophe qui en temps normal ne s'y serait jamais sali les mains. Mais il est dommage que ce soit au public lambda d'en faire les frais et de se faire exclure, surtout si le but initial était de toucher ce public précisément.
Mais avec le recul, je me demande si le but initial des Furtifs, pour Alain Damasio, ce n'était pas de soulager sa pensée en la mettant par écrit, tout simplement.
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