27 mars 2022

Entre troll et ogre de Marie-Catherine Daniel - Brutal, désabusé, sincère

 

Auteur : Marie-Catherine Daniel
Editeur : ActuSF
Genre : Dystopie, Fantasy, post-apocalyptique
Pages : 276 pages (grand format)

Résumé : Arsouille est un vieux troll désabusé et perclus d'arthrite. Plus grand-chose ne l'inquiète, à part bien sûr les ogres, la guerre et son petit-fils qui doit entrer au collège. Mais un soir, Arsouille reçoit une lettre pleine de regrets de son jumeau qu'il n'a pas vu depuis cinquante ans. La surprise est totale : son frère est un ogre et les ogres n'écrivent pas aux trolls. D'ailleurs, les ogres ne font pas dans le sentiment, pas même avant de vous arracher la tête. Alors qui a écrit cette lettre ? Arsouille qui ne sait pas déchiffrer une carte va devoir se rendre sur le front pour le découvrir...

Mon avis : Ça fait environ une semaine que je répète dans ma voiture ce que je dois vous dire au sujet de ce roman incroyable, et là qu'il est temps de concrétiser le bazar, je sèche. Laissez moi-commencer par le commencement et on verra où ça nous mène (spoiler alert, ça mène au coup de cœur !).

Bien que je passe de moins en moins de temps à les décortiquer, la quatrième de couverture promet un roman proche du post-apo. On n'y est pas vraiment tout à fait, mais à défaut d'un autre terme, post-apo est ce qui colle le plus. Et puisque les néologismes approximatifs ne me font pas peur, j'aimerais moi dire que ce livre, c'est du post-humanité : il se place dans une société hautement inégalitaire (on y revient dans un instant) avec d'un côté les trolls et de l'autre les ogres. Les humains en sont les grands absents depuis que les ogres les ont jartés, entraînant pas mal de dysfonctionnements matériels et sociaux qu'on retrouve habituellement dans du post-apo : l'impossibilité de produire du neuf, la nécessité de bricoler à l'arrache pour survivre, le contexte social difficile et, plus spécifiquement à ce roman, le délabrement des clapiers trollesques qui se dispute à la modernité pénitentiaire des institutions administratives ogresques. Entre troll et ogre, c'est du post-apo sans apocalypse et sans humains : c'est donc du post-humanité et, dans ses grandes lignes, de la dystopie.

Arsouille est le héros. Il est un vieux troll arthritique de septante balais qu'on rencontre alors qu'il revient de la crémation de son meilleur pote Vantard. Dès le début du roman (littéralement à la première page), le ton est donné. Je vous cale ici le premier des deux extraits que je ne peux pas m'empêcher de vous partager : 
"Mauvais de rentrer à cette heure. Top tôt ou trop tard. Pas assez jour, pas assez nuit. C'est l'heure entre chien et loup. Entre troll et ogre. En plus, il pleut (...). Mais quelle idée a eue Vantard de se faire incinérer à l'autre bout de la ville ! Soit disant qu'il venait du Sud. Et qu'elle idée il a eue, lui, de se rappeler cette dernière volonté et d'en faire part au croque-mort municipal ? Qu'est-ce qu'il en aurait su, Vantard, si on l'avait cramé au Nord ?" 
En une page on a déjà cerné l'essence du personnage et du roman : il y aura de la sensibilité, beaucoup de dérision mais surtout énormément de drama.

Parce que oui, si je devais définir ce roman en trois grands axes, je commencerais par dire qu'il est d'une brutalité dramatique (1). La société dans laquelle évolue Arsouille est hautement dysfonctionnelle. D'un côté il y a les trolls : inventifs, hauts en couleurs mais carrément individualistes et intellectuellement limités - les opprimés quoi, quoi qu'en entre eux ce ne soient franchement pas des enfants de chœur non plus. De l'autre les ogres : froids, cartésiens, organisés, violents et tenant d'une main de fer l'Administration et le Pouvoir - les oppresseurs. Les exécutions et autres diverses formes de violence insoutenables dont témoigne Arsouille ont de quoi nouer les tripes, mais pour autant rien n'est jamais gratuit et chaque scène a son utilité. 

Heureusement cette brutalité est contrebalancée par une narration désabusée (2) : on peut remercier chaleureusement notre ami Arsouille de faire preuve d'autant d'autodérision ! Le tour de force du roman, c'est de parvenir à rendre la narration extrêmement personnelle (on se croirait dans la tête du bougre !) alors qu'elle emploie la troisième personne. Le récit est ainsi dédramatisé : il en devient même tendrement drôle par moments - voire même drôle ou tendre tout court. Enfin (et c'est en lien avec la narration impeccable d'Arsouille), Entre troll et ogre est d'une sincérité désarmante (3). Arsouille ne cherche pas à se faire passer pour un bon, il cherche son frère un point c'est tout et cette quête organisée en plusieurs paliers hyper lisibles ne regarde que lui : nous on est juste les témoins de son extraordinaire périple. Dans le palier "Arsouille à l'école", je vous ai d'ailleurs pioché cet extrait qui a fait cogner mon petit cœur de pierre :

"Le vieux le sait depuis quelques jours, les yeux s'ouvrent d'autant plus grands quand on connaît plein de contes humains, quand, à force de décortiquer les lettres et les mots, les plans et les cartes, on en vient à tout analyser pour comprendre comment ça fonctionne. On cherche les rouages, ceux des autres mais aussi les siens. Et ce n'est guère reluisant comment on marche, comment on zappe ce qui dérange, comment on ne voit pas plus loin que le bout de son groin, comment on se croit incapable de frapper le faible, de dégouliner de cirage devant le fort. Et pourtant. Pourtant, ce matin, il y a eu quarante-cinq jeunots à écouter leur prof d'une oreille unanime (...). Pourtant il y a ce vieillard qui a perdu un croc il y a un mois pour crime de mocheté croulante et faiblarde, mais qui a osé devenir prof, s'est dressé devant quarante-cinq trollards avec l'envie de les réconforter. Ça veut dire que si la rébellion en nombre ne sera jamais à l'ordre du jour, en revanche, on peut détendre un peu ses propres chaînes et respirer mieux. On peut affronter sa peur et en sortir vainqueur."
Dans un monde où les trollinous peuvent devenir orgres, où les ogrelets peuvent devenir trolls mais où on n'a plus observé aucune transformation vers l'Homme depuis des générations, on creuse également la notion d'humanité avec énormément de finesse, pour venir la situer entre deux extrêmes troll et ogre. La génétique est-elle responsable de la trollardisation des individus, ou bien au contraire le vécu et le ressenti impactent-ils la génétique (ça s'appelle l'épigénétique, you're welcome)? Vaste question qui sera débattue ici, sans lourdeur ni leçon. Il y a une foule d'idées à développer et une bonne tranche de philo à aller chercher dans ce texte, à tel point que j'estime qu'il doive rejoindre d'urgence la liste des ouvrages SFFF à lire en cours (public 17-18 ans, quand même). Je situe facilement Entre troll et ogre à mi-chemin de La ferme des animaux de George Orwell et Des fleurs pour Algernon de Daniel Keyes (ouais, il se hisse haut la main à leur niveau, vraiment) - ce qui m'a d'ailleurs donné l'idée d'un petit billet sur ces livres de l'Imaginaire qui mériteraient de venir donner un coup de neuf aux lectures scolaires (j'y travaille).

Chacun lira finalement ce livre comme il le veut. C'est une fable après tout : on peut en rester à Arsouille qui cherche son frère, tout comme on peut lire entre les lignes des questions plus profondes. Si on en reste à une lecture en surface, le récit souffrira de quelques longueurs, mais rien de bien méchant. Je ne les ai pratiquement pas vues passer. On ne va pas se mentir, ce livre a été une grosse claque.


Vous savez quoi acheter !


8 commentaires:

  1. Ah ah moi aussi ça m'arrive d'écrire ma chronique dans ma tête et quand je me retrouve devant ma feuille je me dis "merde mais pourquoi je l'ai pas écris !" ��
    En tout cas il a l'air bien sympa ce livre je le note !

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    1. Ha ha ha ça me fait ça tout le temps ! Heureusement pour cette chronique-ci précisément, j'ai pris des petites notes LOL !

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  2. Je garde un excellent souvenir de celui-ci et je rejoins 100% ton avis. J'aime aussi beaucoup le fait que l'on n'ait pas conscience tout de suite qu'il s'agit d'un post-apo :)

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  3. Cela fait plusieurs fois que je vois le livre à la biblio, mais je ne le prends jamais (faute de place 😅). Après la lecture de ton avis, je n'hésiterai plus la prochaine fois.

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    1. D'autant qu'il se lit relativement vite, ce qui est une gros point fort ! Comme je le dis il peut y avoir quelques longueurs, mais le reste permet d'en faire abstraction :-).

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  4. Ta chronique est géniale ! Tu es tellement convaincante, tu es si élogieuse, on sent si bien à quel point tu as aimé ce livre qu'on ne peut qu'avoir envie de le découvrir !

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